— Vous voulez dire qu’il n’est pas votre…
— Mais non. Absolument pas ! Non !
— Ah !
— Et je ne suis pas…
— Désolée. C’est un malentendu.
— Ce n’est rien. Ce n’est pas que…
— Oui, bien sûr. J’ai eu beaucoup d’amis homosexuels.
— Vraiment ?
— Vous êtes censé me dire « moi aussi ».
— Oui, c’est vrai.
— Bon, eh bien, l’affaire est réglée alors.
— Elle l’est.
Ils se pressèrent de redescendre vers le campement. En silence. Tout le monde était confortablement installé à l’abri des tentes. La fumée épaisse produite par l’huile enflammée s’échappait en volutes noires par des ouvertures prévues à cet effet. Le repas du soir était en cours de préparation.
— Ozzie, appela Sara d’une voix lasse, juste avant d’entrer dans la tente.
— Ouais ?
— Demain, quand les Silfens chasseront la baleine, ne vous montrez pas trop curieux, d’accord ? C’est quelque chose d’excitant, de fascinant, mais surtout, restez en arrière et ne vous mettez pas en travers de leur chemin.
— Entendu.
— Bien. Je sais pourquoi vous êtes ici. D’autres vous ont précédé. Vous pensez être en mission et vous vous croyez invulnérable. Peut-être même est-ce vrai, mais écoutez-moi bien : tenez-vous à carreau. Vous aurez d’autres occasions de prouver votre valeur. J’ai bien saisi toutes vos idées sur les Silfens, mais l’expérience de demain n’aura rien d’existentielle. Ce sera du vrai, du physique.
— Je ferai attention, promis. De toute façon, je dois m’occuper du môme et de Tochee.
* * *
Ils furent réveillés au moment où les premières lueurs magenta commençaient à éclairer le ciel. Malgré la promiscuité de la tente occupée par dix autres personnes, Ozzie avait sombré dans un sommeil sans rêve dès qu’il avait remonté la fermeture de son sac de couchage. De fait, pour la première fois depuis leur arrivée sur ce monde, il n’avait pas eu à souffrir de la lumière rouge omniprésente.
Orion et lui avalèrent leurs petits déjeuners préemballés sans tenir compte des remarques de ceux qui, comme tous les autres jours, devaient se contenter de purée de fruits de la forêt et de bacon de baleine frit. Ils remplirent leurs flasques d’eau bouillante, ajoutèrent du concentré de jus de fruits énergétique dans deux d’entre elles et de la poudre de légumes dans les deux autres. Pendant que tout le monde se ruait à l’extérieur pour se préparer à se lancer à la suite des Silfens, Orion et Ozzie prirent le temps de ranger leurs affaires. Pour la dernière fois sur ce monde, espéraient-ils.
Il avait neigé durant la nuit. Les cirrus étiolés s’étaient condensés et des flocons petits et durs avaient recouvert le paysage d’une fine couche blanche, poussiéreuse. Ozzie et Orion secouèrent la fourrure dont ils avaient recouvert le traîneau de Tochee. Ils la replièrent avec appréhension. Qu’allaient-ils trouver de l’autre côté ? Un cadavre rigide ? Mais la brique chauffante avait fait son office. L’extraterrestre leur fit signe derrière le pare-brise en cristal. Il paraissait en forme.
Tous les deux restèrent un peu à l’écart, tandis que les autres s’activaient autour des tentes. D’où ils étaient, ils pourraient suivre la chasse qui se déroulerait en contrebas. Ozzie comprit également pourquoi le Korrokhi avait choisi cet emplacement, tout près de ces rochers escarpés : question de sécurité.
Aujourd’hui, la traque aurait lieu autour des ravines et des mamelons dentelés parsemés dans le fond du cratère. Les cavaliers silfens avaient formé deux groupes. Le premier se dirigeait vers la pointe de la petite chaîne rocheuse qui balafrait le trou circulaire. Le second était en train de contourner le gouffre. Les autres Silfens se dispersèrent parmi les bosquets et les amas de pierres.
Ozzie regarda avec intérêt des cavaliers se détacher de leur groupe, descendre à la base des pitons acérés et longer le bord irrégulier du bassin blanc. Quarante minutes plus tard, le dernier d’entre eux atteignit la pointe de la chaîne rocheuse. Face à lui, à un kilomètre et demi sur le bord du cratère, l’autre groupe était en formation.
Quelque part, un cor retentit dans l’atmosphère glaciale.
— Couvrez-vous les yeux, cria-t-il pour se faire entendre de tous.
Orion et Ozzie échangèrent un regard incrédule. Personne n’avait jamais mentionné cette nécessité de se protéger les yeux. Ozzie s’abrita promptement derrière le pare-brise du traîneau. Il regarda vers le fond du cratère et zooma sur un cavalier éloigné et isolé. Le Silfen était perché au sommet d’un monticule, le bras tendu vers l’arrière, dans la posture classique du lanceur de javelot. Ozzie eut tout juste le temps de commander la mise en service des filtres de ses implants rétiniens. La lance du Silfen jaillit. Même avec le zoom au maximum, Ozzie eut beaucoup de mal à voir la pointe argentée fendre l’air à une vitesse ahurissante et impossible. Il tourna légèrement la tête et vit que le Silfen qui se trouvait juste en face du premier, de l’autre côté du cratère, avait lui aussi lancé son arme.
— Qu’est-ce que…
Au sommet de leur trajectoire, les lances s’enflammèrent, dessinant des arcs de cercle lumineux sur une toile de fond rosée. Une lumière blanche incandescente illumina le gouffre, soulignant les silhouettes des cavaliers en position d’attente. L’éclat rouge sang du soleil fut momentanément éclipsé par une étoile blanche et splendide.
Les deux rubans d’énergie plongèrent dans le lac de granulés glacés. Deux cercles phosphorescents blanc-bleu percèrent la surface, s’élargissant jusqu’à atteindre plusieurs centaines de mètres de diamètre, avant de mourir.
— Qu’est-ce que c’était ? cria Orion.
— Je ne sais pas, répondit Ozzie d’un ton pensif.
Il s’attendait à moitié à ce que la glace blanche soit projetée dans les airs, comme lors d’une explosion sous-marine, au lieu de quoi elle était restée parfaitement calme. Un boum retentissant traversa tout le paysage, en se répercutant sur les rochers et autres monticules.
Deux Silfens, l’un situé à l’extrémité gauche, l’autre à l’opposé, se redressèrent sur leur selle et lancèrent leur arme. Une fois de plus, une lumière blanche intense déchira le ciel. Lorsque la quatrième paire de javelot eut été lancée, Ozzie remarqua un mouvement furtif dans le cratère. Une vague en forme de pointe de flèche apparut entre les cercles phosphorescents et la roche, parcourant une cinquantaine de mètres avant de disparaître dans les profondeurs.
Un chœur de chants joyeux s’éleva parmi les Silfens, qui attendaient que les baleines soient rabattues vers le rivage. Mais le brouhaha agréable fut bientôt couvert par les coups de tonnerre produits par les lances.
— Ça marche, marmonna Ozzie derrière son passe-montagne.
Plusieurs vagues triangulaires étaient à présent visibles. Elles se dirigeaient vers le bord du cratère, tandis que les armes terrifiantes des Silfens accomplissaient leur office. Les deux vagues les plus proches de la berge continuaient d’accélérer. Ozzie retint son souffle. Enfin, il allait voir une baleine des glaces.
La première transperça la surface granuleuse à cent mètres de la berge. Tel un dauphin jaillissant gracieusement de l’océan, la montagne de fourrure fendit les airs avec facilité. On eût dit un ours polaire de la taille d’un dinosaure, avec une rangée de défenses menaçantes, longues comme le bras, de part et d’autre du museau. La bête avait également plusieurs paires de membres, placés sous l’abdomen et s’apparentant à des nageoires recouvertes de fourrure.
— Elle est énorme ! s’exclama Orion.
— Ouais, mon pote. Tu peux le dire.
La baleine des glaces retomba dans le lac de glace en soulevant un nuage de poudre blanche. Des lances s’allumèrent dans son sillage, embrasant les volutes en expansion, les transperçant de milliers d’arcs-en-ciel miniatures. La bête leva la tête pour répondre à cette provocation flagrante, mais ne put faire autrement que de fuir les quatre nouvelles ondes de choc.
Des Silfens dispersés arrivaient en courant et en brandissant des lances noires, plus petites. Ils s’étaient débarrassés de leurs manteaux de fourrure si encombrants et fondaient sur leur proie. De loin, ils étaient comme de petits points sombres sautant d’un air mécontent sur le sol blafard. Au-dessus de leurs têtes, le ciel infortuné basculait constamment du rouge au noir, faisant tournoyer les ombres dans tous les sens, tandis que les volées de lances entremêlées dessinaient des paraboles abruptes. Ozzie avait vu des vidéos anciennes montrant des soldats débarquant sur une plage en temps de guerre. En vérité, la charge des Silfens ressemblait énormément à ces images d’archives. Il fut lui-même pris d’une folie singulière, qui lui donna envie de crier pour les encourager.
La première baleine atteignit la rive et continua d’avancer au même rythme. Ozzie avait quelques difficultés à croire que quelque chose d’aussi gros puisse se mouvoir à cette vitesse. La tête de la bête se balançait de gauche à droite, ses défenses fendaient l’air pour évacuer sa rage. Les Silfens se déployèrent autour d’elle. Plusieurs lances jaillirent qui, cette fois-ci, ne s’embrasèrent pas mais visèrent directement l’animal. Toutefois, elles eurent peu d’effet sur ce dernier. La peau de la baleine était si épaisse que la plupart des pointes rebondirent simplement contre ses flancs et tombèrent par terre. Quelques-unes, toutefois, se fichèrent dans des excroissances adipeuses, mais sans pénétrer très profondément, ne parvenant qu’à énerver davantage la créature. Son corps se tordit, se contorsionna pour permettre à ses pattes d’arracher les flèches enfoncées dans sa chair à la manière d’un chien combattant une armée de puces. Ceux des Silfens qui avaient lancé leur arme battaient en retraite, tout en dégainant leur arc et en fouillant dans leur carquois. Ozzie n’était pas parvenu à localiser les yeux de l’animal, mais celui-ci semblait savoir précisément où se trouvaient ceux qui le tourmentaient ainsi. Il rampait en claquant des dents, mordant dans le vide. Jusqu’à ce que trois défenses aiguisées transpercent un Silfen… Des jets de sang couleur ébène se déversèrent par les trois blessures. Puis la mâchoire se referma sur le corps, le coupant en deux. Les jambes tombèrent d’un côté, le torse de l’autre. La baleine l’écrasa et chargea un autre Silfen, qui tomba en arrière alors qu’il s’apprêtait à décocher une flèche.
Horrifié, Orion se mit à hurler.
— Tout va bien, cria Ozzie en prenant le garçon par les épaules et en le détournant du carnage. Il va bien, ne t’en fais pas pour lui. Les Silfens ne meurent pas. Tu comprends ? Ils ne meurent pas. Ils ont une véritable vie après la mort, un paradis.
Le garçon tremblait violemment entre ses bras.
— Elle l’a mangé ! pleurnicha-t-il. Elle l’a mangé !
— Non, elle ne l’a pas mangé. Elle n’aurait pas pu, ils sont trop chauds pour elle. Ils lui brûleraient la gueule si elle essayait.
— Mais il est mort.
— Je te dis que non ! Les Silfens ont un paradis. Je ne te raconte pas de conneries. C’est comme cela que leur vie doit se dérouler.
Orion se pendit au cou d’Ozzie et enfouit son visage dans sa poitrine.
— Les monstres vont venir nous chercher ? S’il vous plaît, je ne veux pas mourir. Je n’irai pas au paradis, je sais que je n’irai pas.
— Eh ! fit Ozzie en le serrant dans ses bras pour le rassurer. Bien sûr que tu irais au paradis. Pour moi, en revanche, ce serait une tout autre histoire. Pourquoi crois-tu que je me fais rajeunir tout le temps ? Le grand vilain monsieur avec une queue et une fourche est déjà en train de m’attendre en bas.
Le garçon ne répondit rien, pas même une de ces phrases sarcastiques dont il avait le secret. Ozzie le serra de nouveau contre lui tout en jetant un coup d’œil à la chasse. La dernière des lances lumineuses avait fini de se consumer, laissant au soleil seul le soin d’éclairer le ciel. Quatre baleines étaient sorties du lac, dont une encore plus grosse que la première. Chacune était entourée par un groupe de Silfens en mouvement. Lances et flèches jaillissaient à intervalles réguliers, petits points sombres dans l’air glacial. La plupart rebondissaient, inutiles, contre les flancs des bêtes, mais certaines, de plus en plus nombreuses, touchaient leur cible. Plus d’une douzaine de Silfens étaient morts, déchiquetés, écrabouillés sur le sol dur. De leurs corps mutilés s’écoulait un sang épais et chaud, qui faisait fondre la neige avant de se figer en formant des rus et des mares noires, immobiles.
— Allez, viens, dit Ozzie. Il est temps de sortir de ce mauvais trip.
L’excitation qui l’animait depuis le début de l’expédition avait complètement disparu, balayée par la culpabilité d’avoir entraîné Orion dans cette histoire. Le garçon était complètement abattu et il fut presque obligé de le porter jusqu’à la tente la plus proche.
— Elles ne viendront pas jusqu’ici ? demanda l’adolescent d’une voix pitoyable.
— Non, je te le jure.
Sara les avait aperçus, à moitié titubants, et s’était précipitée à leur suite.
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit-elle.
— Oui ! aboya Ozzie. Vous auriez quand même pu me prévenir.
— C’est une chasse. À quoi vous attendiez-vous ?
La colère d’Ozzie vacilla. Elle avait raison. Je m’attendais peut-être à assister à un spectacle son et lumière, à une simulation en immersion sensorielle édulcorée.
La femme défit le lacet de la tente pour leur permettre de s’y engouffrer. Ozzie jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule en prenant garde de masquer le panorama à la vue du jeune garçon. De fait, en bas, le spectacle était de plus en plus surréaliste. Dans les rangs des Silfens, les pertes ne cessaient de croître. Une bonne vingtaine de corps gisaient, inertes, sur le sol. Trois chasseurs étaient parvenus à grimper sur le dos d’une baleine, s’accrochant à sa fourrure comme des cow-boys à la crinière du mustang le plus sauvage de toute la galaxie. Comme il regardait, un des trois Silfens fut projeté en l’air par une patte-nageoire et s’écrasa lourdement contre un rocher. Les deux autres tentaient d’enfoncer leurs lances dans les replis du cou de l’animal.
Une deuxième baleine avait entrepris de dévaster un bosquet d’arbres de cristal. Tel un bulldozer fou, elle fauchait tous les troncs, fonçait dessus tête baissée, les transformant en nuages de fragments coupants et mortels. Le vacarme de cette apocalypse végétale, bande-son d’une ville de verre détruite par un tremblement de terre, se répercutait sur les parois escarpées. Les Silfens avaient beaucoup de mal à viser correctement tout en se déplaçant constamment pour éviter les projections de cristal acéré.
Quant à la troisième baleine… Ozzie fronça les sourcils. Le chemin qu’elle avait suivi en sortant du cratère était jonché de cadavres. Mais le combat qu’elle avait livré l’avait affaiblie et elle se mouvait plus lentement que les autres. Jamais elle n’avait été aussi vulnérable. Pourtant, au lieu de tirer profit de leur avantage, les Silfens se tenaient délibérément à distance. Son dos et ses flancs étaient hérissés de plus d’une douzaine de lances et de flèches, sa tête se balançait étrangement de gauche à droite. Manifestement épuisée, la bête s’immobilisa. Pendant ce temps, les chasseurs avaient formé une sorte de haie d’honneur entre l’animal et le lac et brandissaient leurs armes pour le saluer. La baleine fit péniblement demi-tour et entreprit tant bien que mal de rallier la sécurité de son nid de glace.
— Maintenant, entrez, dit Sara en soulevant le rabat de l’ouverture.
Ozzie poussa Orion à l’intérieur avant d’entrer à son tour. Sara les rejoignit rapidement. Le garçon, hébété, s’assit sur un des duvets. Ozzie se débarrassa de son passe-montagne, libérant sa chevelure compressée, puis sortit une bouteille thermos de la grande poche de son manteau.
— Bois ça. C’est chaud, ça va te faire du bien.
Le garçon tenta, sans trop de conviction, de retirer sa capuche. Sara lui vint en aide. Ensuite Ozzie le força presque à boire. Il n’avait jamais vu Orion dans cet état. Son regard affligé était plein de larmes.
— Ce n’était pas beau à voir, pas vrai ?
Le garçon se contenta de hocher la tête.
— Pourquoi donc ont-ils laissé partir cette baleine ? demanda Ozzie.
— Les baleines des glaces ont une sorte de réserve d’énergie en cas d’urgence, commença Sara. Un peu comme notre adrénaline. Elles s’en servent pour se déplacer d’un cratère à un autre ou pour défendre leur territoire. Pour chasser, aussi, d’après ce que j’ai cru comprendre. Mais cette réserve, qui met très longtemps à se remplir, s’épuise très rapidement. Les Silfens refusent d’achever un animal quasi inerte, de s’acharner sur lui en le truffant de flèches. Cela ne les amuse pas.
— Ils sont complètement mabouls, dit Ozzie. Cette histoire de chasse est stupide.
— C’est vous qui avez dit qu’ils vivent de cette manière pour faire l’expérience d’une sorte de communion avec la nature.
— Ouais, fit-il en s’affalant sur le duvet, à côté d’Orion. C’est bien moi.
Sara les étudia tous les deux pendant un long moment.
— Je dois y retourner. Je vous préviendrai lorsque la chasse sera terminée. Ce ne sera plus très long.
— Merci.
Orion ne dit pas un mot. Il resta assis, silencieux, les mains refermées sur la thermos.
— On en aura bientôt fini avec toute cette merde, finit par dire Ozzie. Je ne sais pas où nous serons demain, mais ce sera sûrement très loin d’ici.
Il y eut un long moment de silence. Alors, soudainement, Orion explosa littéralement. Il agrippa son manteau de fourrure, l’ouvrit violemment, puis entreprit de s’attaquer au col de son sweat-shirt.
— Je les déteste ! hurla-t-il. Je les déteste, Ozzie. Ils ne sont pas ce que tout le monde croit. Ils ne sont pas mes amis. Comment pourrais-je être l’ami d’un peuple comme celui-ci ?
Finalement, il attrapa son pendentif et tira dessus jusqu’à ce que la chaîne se casse.
— Pas mes amis, reprit-il en jetant le bijou à l’autre bout de la tente. Qu’ont-ils fait de mes parents ?
— Eh, attends, ils n’ont rien fait à tes parents. Je te le promets.
— Comment ? Qu’est-ce que vous en savez ? Rien, vous n’en savez rien.
— Ils ne sont pas méchants. Je sais que ce qui se passe au fond de ce cratère n’est pas joli à voir, mais ils ne font jamais de mal aux gens délibérément. Ta mère et ton père doivent toujours être en train d’arpenter joyeusement les chemins. Rappelle-toi ce qu’a dit Sara : elle ne les a jamais vus ici. De toute façon, cette planète est une sorte de cul-de-sac. Les Silfens ne s’y intéressent pas des masses.
Le garçon secoua la tête et se recroquevilla.
— Ils sont si cruels, dit-il.
— Ceux-ci le sont effectivement. Toute créature vivante passe par différents stades dans son évolution personnelle. Les Silfens que nous avons suivis traversent juste une mauvaise passe, c’est tout.
— Ah, fit le garçon en reniflant et en buvant une gorgée de jus de fruits. Vous pensez qu’ils sont comme ça avant ou après avoir visité Silvergalde ?
— Eh bien, c’est une bonne question. Je ne sais pas, mais je vais y réfléchir.
— À mon avis, c’est avant. Avant d’être capable d’apprécier la beauté du monde, il faut avoir fait l’expérience de ce qui est moche.
— Merde… Mais quel âge as-tu ?
— Difficile à dire, avec ces chemins qui détraquent le temps. Enfin, c’est ce que dit Sara.
— En tout cas, ta remarque était vachement profonde pour un gamin de quatorze ans.
— Eh ! J’ai quinze ans ! Peut-être même seize, maintenant.
— Bon, pas si profond que cela, en fait, se corrigea Ozzie en allant récupérer le pendentif. Si cela ne te dérange pas, j’aimerais prendre ce truc avec moi.
Orion grogna comme l’adolescent bougon qu’il était.
— Rien à faire…
— Bien. On ne sait jamais. Il pourrait très bien nous guider vers des Silfens plus civilisés, dit-il en glissant le bijou intact et lumineux dans la poche de son pantalon. Tu vas mieux ? Nous devrions nous rhabiller et aller voir ce qui se trame dehors.
— Oui, je suppose que je vais mieux.
Lorsqu’ils émergèrent de la tente, Tochee pressa un petit morceau de parchemin contre le pare-brise de son traîneau. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » demandait-il.
Ozzie n’avait pas le temps d’aller chercher de quoi écrire, alors il fit quelques gestes simples, conclut en levant le pouce et donna un coup de coude discret à Orion, qui rassura lui aussi l’extraterrestre. Celui-ci leur fit signe qu’il avait compris et retira le parchemin.
— Ils les ont tuées, regarde, dit le garçon d’un ton malheureux.
En contrebas, trois baleines gisaient, inertes, leur fourrure maculée de nombreuses taches rouges. Plus de trente Silfens avaient trépassé. Les survivants étaient rassemblés autour des bêtes massives dont ils étaient venus à bout. Ozzie zooma sur l’animal le plus proche. Deux Silfens s’activaient déjà avec de longues lames en forme de cimeterre. Ils avaient découpé une grande section de peau triangulaire et taillaient dans la chair. Un fluide gluant et de larges rubans d’abats se déversaient à leurs pieds. Il les vit sortir un organe qui faisait la moitié du poids d’un homme adulte. Leurs camarades s’approchèrent. Un à un, ils en découpèrent un morceau et, cérémonieusement, entreprirent de le manger.
Ozzie cligna des yeux et désactiva ses implants.
— Moi qui croyais qu’ils étaient végétariens, dit-il.
— Vous vous trompiez, commenta Sara.
Ozzie se retourna pour lui faire face.
— Personne n’est infaillible.
— Je suis venue vous dire de vous préparer, dit-elle en faisant signe aux cinq autres humains qui avaient décidé de suivre les Silfens. Ils ne vont pas tarder à partir.
— La chasse est terminée ? demanda Ozzie.
— Oui. Je sais, reprit-elle après quelques secondes de réflexion, que vous avez détesté votre séjour ici, mais je suis très heureuse de vous avoir rencontré. Les gens sont si rarement à la hauteur de leur réputation. Enfin, d’une part de leur réputation…
— Eh bien, merci.
— Nous nous rencontrerons de nouveau et ce sera différent.
Il aurait pu répondre à cela de nombreuses manières, mais ils n’étaient pas seuls.
— Espérons-le, se contenta-t-il de dire.
— Quant à toi, petit, dit-elle à Orion, occupe-toi de lui.
— J’essaierai, marmonna l’adolescent derrière son masque.
Ozzie fixa ses skis, puis vérifia ceux du garçon. Lorsque celui-ci fut bien cramponné à sa corde, Ozzie fit comprendre à Tochee que le grand moment était arrivé. Ils s’élancèrent du haut de l’escarpement et atteignirent rapidement une allure rapide, qui les obligea néanmoins à faire doublement attention aux affleurements rocheux et autres obstacles cachés. Tochee le suivait sans aucune difficulté, usant de ses perches pour rester sur la piste tracée par son ami.
Ils arrivèrent au pied de l’escarpement au moment même où le convoi des Silfens s’ébranlait. Les cavaliers avaient rejoint leurs camarades. Les lanternes étaient toutes allumées et brandies bien haut. Leurs voix s’élevèrent, comme ils entonnaient un chant joyeux. Ils suivaient exactement la route par laquelle ils étaient arrivés. Ozzie se retourna une dernière fois. Une silhouette isolée se découpait sur la toile de fond du ciel, mais, à cette distance, il ne pouvait pas dire de qui il s’agissait.
Il savait que le début serait relativement facile. La veille, ils n’avaient pas dépensé beaucoup d’énergie. Ils avaient bien mangé et dormi pendant presque sept heures d’affilée. Pendant les deux premières heures, il dut faire attention de ne pas aller trop vite pour ne pas rattraper la troupe des Silfens. Il se contentait de maintenir une distance respectueuse d’une quarantaine de mètres entre son groupe et ses guides, dont les foulées énergiques tassaient la neige légère, rendant le passage des skis plus facile. Tochee non plus n’avait aucun mal à suivre la cadence et n’était qu’à cinq mètres derrière lui. Chaque fois qu’il se retournait, Orion lui faisait signe que tout allait bien. Les cinq autres voyageurs n’étaient pas en reste. Deux d’entre eux étaient à la hauteur d’Ozzie et du traîneau de Tochee, tandis que les trois autres avaient décidé de ne pas lâcher les Silfens d’une semelle, déterminés qu’ils étaient à ne pas laisser passer leur chance.
Au milieu de l’après-midi, Ozzie se rendit compte qu’ils avaient dévié de la route empruntée à l’aller. Le soleil l’aidait à déterminer vaguement leur position par rapport à la Citadelle. Le massif était de plus en plus éloigné sur leur gauche. Le paysage commençait à changer. Les cratères et les rochers escarpés en faisaient toujours partie, mais ils étaient plus espacés, permettant aux forêts de se développer, d’entourer les collines à la manière d’une marée sombre, végétale et minérale à la fois. C’était encourageant et frustrant. Encourageant, car les chemins des Silfens sillonnaient les forêts. Frustrant, car la progression était devenue beaucoup plus difficile. Les Silfens, eux, étaient à peine ralentis par la végétation dense. Ils contournaient les grands arbres et les jeunes pousses avec grâce et fluidité, sans jamais déranger une branche. Ozzie ne pouvait pas en dire autant et il avait beaucoup de difficultés à choisir le passage le plus large. Sans compter que l’allure était pour le moins soutenue et qu’il devait rester concentré. En somme, c’était un voyage épuisant.
Toutes les vingt minutes environ, il se forçait à ralentir pour boire un peu de sa boisson chaude et énergétique. Dans de telles conditions, il ne pouvait pas se permettre de se déshydrater. Le problème, c’était qu’en s’arrêtant chaque fois quinze secondes, le temps d’ouvrir sa bouteille thermos et d’avaler à la hâte quelques gorgées, il perdait énormément de terrain. Après quoi, il ne lui restait plus qu’à redoubler d’efforts.
Après quatre heures intenses, ses vêtements étaient imbibés de sueur et l’irritaient horriblement. Et puis, il avait mal aux bras. Il entendait son cœur battre la chamade. Ses jambes menaçaient d’être prises de crampes. L’un des skieurs qui, jusque-là, avait fait le voyage avec lui, avait désormais plusieurs centaines de mètres de retard, tandis que sur les trois courageux qui avaient décidé de ne pas lâcher les Silfens d’une semelle, deux skiaient maintenant à ses côtés. Le chemin suivi par les extraterrestres serpentait sur des coteaux abrupts terriblement épuisants à gravir. Les arbres étaient également plus grands. Ils semblaient appartenir à des espèces légèrement différentes, qu’Ozzie voyait pour la première fois. Les branches des spécimens les plus hauts formaient des spirales autour des troncs. On eût dit le résultat d’un travail de jardinier expérimenté. Les plus épais étaient droits comme des mâts et ornés de grappes de sphères en verre, dont les plus grosses pouvaient faire un mètre de diamètre ; les plus petites ressemblaient à de vulgaires glands. Des particules de glace s’étaient accumulées autour de tous les troncs, les enveloppant comme des manteaux à la finesse arachnéenne. De fait, il faisait trop froid pour permettre à la glace de s’amalgamer.
Ils venaient d’atteindre la crête d’une petite montagne lorsque Orion, affaibli, finit par tomber, ne parvenant pas à corriger sa trajectoire. Tochee enfonça immédiatement ses quatre perches dans la neige pour freiner. Ozzie fit demi-tour et croisa les autres skieurs pressés.
— Ça va ? cria-t-il au garçon.
Mais Orion était plié en deux. Malgré l’épaisse couche de vêtements qui l’habillait, Ozzie le voyait trembler.
— Je suis désolé, sanglotait-il. Je suis désolé. J’ai mal partout. J’ai besoin de m’arrêter un peu.
— Prends ton temps, lui dit Ozzie, dont l’horloge indiquait dans un coin de sa vision virtuelle qu’ils voyageaient depuis plus de cinq heures.
Le soleil se coucherait dans cinquante et une minutes.
Il prit un morceau de parchemin dans la poche de son manteau et le déroula difficilement, tant le rouleau était figé par le froid. Avec un bout de charbon, il écrivit : « Garçon très fatigué. Bientôt nuit. Dresser campement au pied de colline. »
Derrière son pare-brise, Tochee baissa la tête de manière à ce que son œil noir fût à la même hauteur que les yeux de l’homme. Les motifs se succédèrent rapidement, mais Ozzie parvint à traduire : « Fatigué aussi. Camper. »
Ozzie se tourna vers le chemin. Quelques étincelles topaze et jade brillèrent furtivement entre les arbres, signe que les Silfens continuaient d’avancer. Cela faisait bien longtemps que leurs chants s’étaient évanouis dans l’air glacial. C’est alors qu’Ozzie réalisa que le skieur qui avait pris du retard ne les avait toujours pas rattrapés. Si l’homme avait un peu de bon sens, il tenterait de faire demi-tour et de rejoindre les traîneaux couverts au petit matin. Ozzie ne savait même pas qui était ce retardataire. Certains, parmi leurs camarades d’infortune, avaient du matériel de camping moderne, qui les aiderait à passer la nuit. Heureusement, se dit-il, qu’il avait sa tente gonflable isolante et ses briques chauffantes.
Orion était en train de boire à sa thermos.
— Eh, mec, tu vas pouvoir descendre jusqu’en bas ?
— Oui. Je suis désolé, Ozzie. Vous et Tochee n’avez qu’à continuer. Moi, je retrouverai bien le chemin de la Citadelle.
— Ne dis pas de bêtises. De toute façon, c’est presque l’heure de s’arrêter. Moi, j’ai envie d’être confortablement installé dans la tente avant le coucher du soleil.
Il attrapa la corde fixée au traîneau de l’extraterrestre et la mit dans les mains du garçon.
La route, jusqu’au pied de la colline, était facile à suivre et peu fatigante. Ils continuèrent pendant cinq minutes environ et s’arrêtèrent dans une sorte de petite clairière. Les arbres habillés de glace absorbaient la lumière rouge du soleil et le sol de la forêt avait la couleur du sang. Ozzie sortit leur tente du traîneau de Tochee et entreprit de mettre en place la structure en os qui soutiendrait la fourrure protectrice de l’extraterrestre. Une fois de plus, il alluma deux bougies devant le pare-brise du traîneau. Juste avant de sortir du véhicule, il vit leur ami mettre en route une brique chauffante.
Orion avait monté leur tente à quelques mètres de là et était déjà à l’intérieur. Une lumière jaune et chaude dispensée par la lampe à kérosène s’échappait par l’ouverture. Comme il se glissait à l’intérieur, Ozzie fut soudain frappé par la singularité de leur situation. Ils étaient seuls dans cette forêt arctique et désolée, sans aucune lumière ou chaleur naturelles. Peut-être même ce paysage abritait-il des créatures dangereuses… C’était ce fameux cauchemar d’enfant, cette peur qui ne nous lâche jamais, qui nous suit tout au long de la vie, même si celle-ci s’étire depuis plus de trois siècles et demi.
Il tremblait de tous ses membres, mais ce n’était pas juste le froid. Il se hâta de sceller la tente. Orion mit ostensiblement en route une brique chauffante. Lentement, ils se débarrassèrent de leurs fourrures encombrantes et de plusieurs couches de sweat-shirts et de pantalons. Ozzie tint sa chemise à carreaux imbibée de sueur à bout de bras en plissant le nez de dégoût. Depuis qu’ils avaient cessé d’avancer, le froid s’était rapidement emparé de leurs membres, malgré le manteau de fourrure.
— J’avais oublié à quel point ces forêts sont froides la nuit, bougonna-t-il.
— Moi qui croyais qu’on serait bien au chaud avant la fin de la journée, dit timidement Orion. On a fait tellement de chemin.
Ozzie serra l’épaule du garçon.
— Rappelle-toi le voyage que nous avons accompli à l’aller. Aujourd’hui, tu t’es vraiment bien débrouillé. Vraiment, je t’assure.
— Merci, Ozzie. Vous croyez que les autres y sont arrivés ?
— Je n’en sais rien. La plupart d’entre eux suivaient les Silfens de près.
— J’espère pour eux qu’ils ont réussi.
Ozzie ouvrit un sac contenant une partie de leurs réserves.
— Qu’est-ce que tu as envie de manger ce soir ?
* * *
Ozzie fut réveillé par l’alarme de ses implants. Il avait l’impression de ne pas avoir dormi du tout. Il était confortablement installé dans son duvet bien douillet, mais les muscles de ses bras et de ses jambes le faisaient atrocement souffrir. Moins que ses abdominaux, toutefois. Comme la tente était plongée dans les ténèbres, il bascula en vision infrarouge et regarda autour de lui pour trouver la lampe. Celle-ci s’alluma brusquement, le forçant à cligner des yeux, et projeta des ombres inquiétantes sur les parois isolantes. Bientôt, de fines volutes de fumée noire commencèrent à s’échapper de l’objet, alimenté désormais avec de la graisse de baleine.
— Que se passe-t-il ? demanda Orion en toussotant.
— Rien. C’est juste l’heure de se lever.
— Mais non, il fait encore nuit. Je viens tout juste de m’endormir…
— J’ai bien peur que tu te trompes, mon pote.
Ozzie ouvrit la fermeture de son sac de couchage. Ses sous-vêtements isolants et sa chemise à carreaux, qu’il avait enfoncés dans le fond du duvet étaient secs. Cependant, la brique chauffante était presque éteinte et des gouttes de condensation s’étaient formées sur les parois refroidies de la tente. Il essaya d’enfiler sa chemise avec précaution, mais il ne put faire autrement que d’effleurer plusieurs fois la toile, entraînant des averses miniatures mais néanmoins glacées. À contrecœur, sans cesser de bougonner, Orion se mit à la recherche de ses vêtements.
Ils firent chauffer des barquettes d’œufs brouillés et de bacon. Pendant un moment bref mais intense, l’odeur de la nourriture éclipsa celle de l’huile carbonisée. Quand ils furent presque prêts à sortir, Orion demanda :
— Vous pensez qu’on va y arriver aujourd’hui ?
— Honnêtement ? Je n’en sais foutre rien. Je l’espère, en tout cas. Mais dans le cas contraire, il faudra être courageux et continuer d’avancer. Nous ne sommes probablement plus très loin. Personne, pas même les Silfens, ne peut survivre longtemps dans un environnement pareil.
Leur capacité de résistance l’obsédait littéralement. Il ne pensait qu’à cela. En tout et pour tout, il leur restait huit briques chauffantes, soit juste assez pour se réveiller trois matins de suite. Après, ils ne pourraient survivre qu’une nuit de plus à l’abri de la tente. Nuit dont Tochee risquerait de ne jamais connaître la fin. Mais comment transporter la tente et toutes leurs provisions sans leur ami extraterrestre ?
Ils laissèrent la puanteur de la graisse brûlée derrière eux et émergèrent dans le froid anesthésiant de la sombre forêt. Il avait neigé, et une fine couche blanche recouvrait la fourrure protectrice du traîneau de Tochee. Une fois de plus, Ozzie retint son souffle en soulevant cette dernière pour voir si le gros extraterrestre était toujours en vie. Oui, il l’était. Les appendices préhensiles s’agitèrent joyeusement derrière le pare-brise.
La tente, les fourrures et les sacs furent chargés à l’arrière du traîneau en à peine une demi-heure. Heureusement, les chutes de neige n’avaient pas été assez importantes pour recouvrir complètement les traces des Silfens. Avant de partir, Ozzie sortit le pendentif d’Orion. Il ne brillait pas aussi intensément que la veille, mais on y voyait toujours quelques étincelles bleutées. Il décida de prendre cela comme un encouragement et s’ébranla.
Un léger vent, qui charriait de petits flocons de neige, souffla toute la matinée, forçant Ozzie à essuyer ses lunettes toutes les deux ou trois minutes. Chaque fois qu’ils s’arrêtaient pour boire quelque chose de chaud, il en profitait pour retirer une épaisse couche de neige du pare-brise de Tochee. D’ailleurs, il était impossible de dire s’il neigeait réellement ou si les flocons tombaient des arbres, poussés par le vent. De fait, il s’était toujours demandé pourquoi le sol de cette planète n’était pas recouvert d’un manteau neigeux plus important. Sara lui avait certes expliqué qu’un grand vent se levait en moyenne deux fois par an, emportant dans son sillage les flocons amalgamés, ainsi que les boulettes de glace. Cela ne le surprit pas réellement. Ce monde était si étrange. Trop étrange, même, pour être complètement naturel. Tout comme Silvergalde.
Son allure était délibérément modérée. La veille, ils s’étaient donné énormément de mal pour ne pas perdre de vue les Silfens, pensant que c’était là leur chance de trouver la porte de sortie de cette planète. Évidemment, ce voyage était toujours placé sous le signe de l’urgence, mais il convenait d’être constant et surtout réaliste. La vitesse en elle-même ne suffisait pas. Ce qui l’inquiétait par-dessus tout, c’était le zéphyr et ces empreintes de pas, qui avaient tendance à s’effacer. Au moins – comme pour compenser ce mauvais coup du sort –, les arbres formaient-ils une sorte de couloir pour leur indiquer la route.
Ils prirent leur déjeuner – de la soupe, encore une fois – à l’abri d’un de ces arbres semblables à un poteau orné de boules de verre. Revêtu de son manteau de neige, on aurait presque pu le confondre avec un sapin de Noël hypertrophié. Comme ils s’y attendaient, cette pause, au demeurant courte, fit baisser de plusieurs degrés leur température corporelle. Et la soupe n’y changea rien. Ozzie détestait la sensation de froid qui s’emparait de ses orteils et sa peur des gelures était vive. Lorsqu’ils reprirent la route, la neige tombait plus drue, masquant presque complètement la piste des Silfens. Et, pour ne rien arranger, elle commençait à coller à la fourrure, transformant le traîneau en une sorte de monticule blanc monté sur des patins.
Ozzie sentait les particules s’infiltrer insidieusement sous sa capuche. De fines traînées de glace lui brûlaient la peau des joues. Au bout de quelques minutes, la forêt se fit moins dense, ce qui facilita la tâche des voyageurs, tout en leur offrant une protection moindre contre les intempéries. Peu de temps après, la piste des Silfens disparut pour de bon. Ozzie s’arrêta brusquement et Tochee faillit lui rentrer dedans.
Ce qu’il craignait depuis le début était en train d’arriver : la météo de cette planète et la malchance avaient décidé de se liguer contre eux. Sans retirer ses moufles épaisses, il extirpa le pendentif extraterrestre. Une faible lueur bleuâtre était toujours visible sous sa surface. Ozzie fit un tour sur lui-même. La lumière semblait légèrement plus vive lorsqu’il se tournait dans une direction précise. C’était un indice pour le moins ténu, mais ils n’avaient pas le choix.
Il fouilla à l’arrière du traîneau et trouva une longueur de corde fine, dont il attacha une extrémité à sa taille et l’autre à l’avant du véhicule. Puis ils se remirent en route. Le vent paraissait s’être calmé, mais la neige tombait plus que jamais. Régulièrement, il s’arrêtait pour jeter un coup d’œil au pendentif, alors qu’une pensée malsaine ne cessait de le harceler. À quoi bon te fatiguer ? Lorsqu’ils étaient arrivés sur ce monde, ils avaient eu la naïveté de croire que rien de mauvais ne pouvait arriver à un voyageur perdu sur un monde silfen. À présent, Ozzie savait que sa vie était en jeu, qu’il n’avait d’autre choix que de s’accrocher désespérément à ce bijou extraterrestre.
Son horloge lui indiqua qu’ils étaient sortis de la forêt depuis à peine quarante minutes, lorsqu’ils atteignirent l’orée d’une autre étendue boisée. Dès qu’ils furent abrités par les arbres, le vent et la neige les firent moins souffrir. Mais Ozzie décida néanmoins de rester attaché au traîneau.
— Nous nous arrêterons dans deux heures, expliqua-t-il à ses compagnons.
Il aurait réellement voulu pouvoir continuer plus longtemps, mais une fois de plus, ce monde avait eu raison d’eux. Il était épuisé de s’être battu contre le climat et le terrain pendant deux jours et il savait qu’Orion serait incapable d’aller beaucoup plus loin. Quant à Tochee… C’était impossible à dire. Ce soir, ils tâcheraient de se reposer correctement, histoire de pouvoir continuer une journée de plus. Après cela…
Alors, il continua d’avancer lentement, de faire bouger ses bras endoloris et ses jambes lourdes. Il ne sentait plus ses pieds. Le froid avait comme débranché les terminaisons nerveuses de cette partie de son corps. Des images horribles naissaient de son imagination fertile. Qu’allait-il donc trouver lorsqu’il se déchausserait ce soir ? Au moins, le chemin suivait-il une pente légère. Bien sûr, il y avait quelques monticules et arêtes, mais dans l’ensemble, il leur était possible de se reposer un peu. D’ailleurs, Ozzie n’était pas certain d’être capable de gravir une côte abrupte si, par malheur, ils en rencontraient une. La couche de neige était plus épaisse et recouvrait tous les obstacles habituels. Plusieurs fois, il dut secouer son manteau pour l’alléger.
— Ozzie !
Il se retourna. Orion lui faisait de grands gestes frénétiques. Quoi, encore ? Bien qu’il commençât à s’impatienter sérieusement, il fit signe à Tochee de s’arrêter et contourna le traîneau. Orion retira ses lunettes.
— Elle est mouillée, s’exclama-t-il.
Au lieu de gronder le garçon pour qu’il se hâte de rechausser ses lunettes, Ozzie se rapprocha davantage pour voir de quoi il s’agissait.
— La neige, ajouta Orion. Elle fond. Il fait assez chaud pour que la neige fonde.
Effectivement, la glace, sur ses verres, ressemblait à de la bouillie. De la neige fondue. Ozzie retira ses propres lunettes et leva les yeux vers le ciel. Un million de flocons sombres se détachaient sur une toile de fond rose corail uniforme. Lorsqu’ils tombaient sur sa peau, ils ne le brûlaient plus, ne le piquaient plus. Des flocons hivernaux, certes, mais qui fondaient rapidement et lui coulaient sur la peau.
Ozzie fonça vers l’arbre le plus proche. Il brandit un bâton et l’abattit violemment contre le tronc. La neige s’en détacha immédiatement. Il frappa encore et encore, jusqu’à ce que l’écorce fût exposée à l’air libre. Une écorce véritable, végétale. C’était un arbre en bois. Un vrai. Il rit presque comme un hystérique. Ironiquement, il était tellement gelé qu’il n’avait même pas remarqué que la température s’était radoucie.
Orion le rejoignit tant bien que mal. Tout agité, il fixait intensément du regard le carré d’écorce chiffonnée.
— On a réussi ! cria Ozzie en prenant le garçon dans ses bras. Putain, on l’a fait ! On s’est tirés de cette saloperie de planète. Putain, ouais ! On est libres !
— Vous croyez ? On a vraiment réussi ?
— Oh, putain, ouais ! Je parie mon cul qu’on a réussi. Toi et moi, mec, on l’a fait tous les deux. Et Tochee, bien sûr. Viens, on va lui annoncer la bonne nouvelle.
— Mais, Ozzie…, dit Orion en levant la tête. Le ciel est toujours rouge.
— Euh… Ouais.
Ozzie examina le ciel à son tour. Il plissa les yeux. C’était un rose vif, très vif, surtout pour cette heure-là de la journée – enfin, pour l’heure qui était affichée sur son horloge numérique. S’ils étaient sur un autre monde…
— J’en sais rien, reprit-il. Il n’y a pas qu’une seule étoile rouge dans cette saleté de galaxie.
Tout en glissant vers le traîneau, il sortit son morceau de parchemin tout froissé et écrivit : « Je crois que nous avons réussi. Vous sentez-vous capables de continuer ? »
« Tant que je vivrai. »
Ozzie produisit le pendentif d’Orion. L’étincelle bleue avait presque complètement disparu.
— Par là, je crois, dit-il en s’ébranlant une fois de plus.
Le choix de la direction ne l’inquiétait plus outre mesure. Physiquement parlant, son état ne s’était pas véritablement amélioré, mais le fait d’avoir laissé derrière eux le monde horrible de la Citadelle lui avait donné un coup de fouet. Il avait donc des réserves cachées. Comme les baleines des glaces, se dit-il.
Bien sûr, maintenant qu’il savait quoi chercher, les signes étaient évidents. La neige épaisse, des arbres différents avec des branches noueuses se découpant sur le ciel et le ciel lui-même, qui devait s’éclaircir. Chaque mètre parcouru était une victoire, car le paysage ne cessait de changer. Il ne fut pas long à repérer les premières touffes d’herbe couleur henné. Puis il y eut de petits rongeurs s’ébattant entre les arbres. Régulièrement, il entendait la neige tomber des branches avec un bruit mouillé, agréable. Ils descendaient une pente assez abrupte, perdant rapidement de l’altitude.
La forêt se termina d’un seul coup. Ozzie dépassa les derniers arbres et se retrouva dans un champ de neige parsemé de quelques rochers et de tapis d’herbe orange. Ils étaient en train de s’enfoncer dans une large vallée flanquée de montagnes semblables aux Alpes. Un lac d’une pureté éblouissante s’étendait à ses pieds. Il devait bien faire dans les cinquante kilomètres de largeur. Ses berges étaient colonisées par des arbres, dont les branches sombres commençaient à peine à bourgeonner. Le champ de neige disparaissait complètement à environ sept cents mètres de là. Plus bas, l’herbe était striée par des centaines de rus saisonniers, fruits de la fonte des glaces. De part et d’autre de la vallée, la forêt continuait à perte de vue, formant une ceinture entre les prairies et la roche nue.
Lorsqu’il regarda derrière lui, Ozzie eut l’impression qu’il pourrait traverser le pan de forêt par lequel il était arrivé en cinq minutes, alors que leur dernière pause remontait à au moins un quart d’heure. Un soleil brillant s’élevait à l’autre bout de la vallée et il comprit enfin pourquoi le ciel était rose. Ils étaient passés d’un crépuscule sombre et marron à une aube victorieuse.
Lentement, il repoussa sa capuche et sourit, comme la chaleur de l’astre du jour se déversait sur sa peau nue.